Interview avec Ariane Fennetaux sur le livre The Pocket: A Hidden History of Women’s Lives, 1660-1900 (Yale University Press, 2019) par Barbara Burman and Ariane Fennetaux.

[Propos recueillis par Myriam Couturier]

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur ce sujet ?

     J’ai commencé à travailler sur les poches après avoir terminé mon doctorat, qui portait sur les objets, l’intimité et la vie privée. Je suis tombée sur les poches pour la première fois dans une salle d’entrepôt de musée pendant que j’étudiais d’autres objets. J’ai été frappée par leur invisibilité, leur capacité de rester cachées tout en étant en pleine vue. J’avais travaillé sur la question des objets et de la vie privée, mais je n’avais jamais réfléchi sur les poches en tant qu’objets indépendants, avec leur propre pouvoir. J’avais étudié le 18e siècle mais je n’avais pas vu de références à leur sujet dans la littérature. Elles paraissaient avoir échappé aux domaines de l’histoire du vêtement et de l’histoire en général. C’était un objet qui était si évident mais invisible et oublié en même temps. Peu après, j’ai rencontré ma co-auteure Barbara Burman, ancienne directrice du programme de maîtrise History of Dress à Southampton, Winchester School of Art, qui avait lancé un projet de grande envergure soutenu par l’AHRC (Arts and Humanities Research Council) sur les poches à
nouer en Grande-Bretagne. C’est seulement après avoir travaillé séparément sur les poches pendant un certain temps que nous avons décidé d’unir nos forces et d’écrire un livre ensemble.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris lors de votre recherche ?

     À quel point les poches avaient été complètement oubliées. Même le domaine de l’histoire du vêtement les avait négligées en jugeant qu’elles étaient une curiosité du 18e siècle et qu’elles étaient disparues avec les robes à taille haute vers l’année 1800.

Quelle est l’importance d’étudier des objets, tels que la poche, qui ont existé en grande partie à l’extérieur de la mode?

    L’aspect démodé des poches est très intéressant. C’est une pièce vestimentaire qui a survécu sous la surface des tendances de la mode. Sa forme, sa structure, et les pratiques qu’elle rendait possibles ont à peine changé pendant plus de 200 ans malgré les changements dramatiques dans les silhouettes et les modes de vie féminins durant cette période. Pendant la moitié de leur existence, au moins, les poches étaient jugées « démodées », un accessoire à l’ancienne réservé aux vieilles femmes mais pourtant, les femmes – jeunes et âgées, en campagne et en ville, riches et pauvres – continuaient d’utiliser leurs poches à nouer, ce qui démontre une différence profonde entre le discours de la mode et les pratiques vestimentaires.

Quelles ont été les sources les plus inattendues qui vous ont aidé à comprendre comment ces poches étaient utilisées ou fabriquées ?

    Le livre regroupe des sources matérielles et d’archives et suggèrent qu’elles ont une importance égale. Nous avons basé notre recherche sur un ensemble de 400 poches représentatives qui, comme masse critique, sont examinées en tant que telles. Les poches qui ont survécu ne sont pas seulement utilisées pour illustrer les points soulevés par d’autres sources plus traditionnelles. Elles fournissent des preuves irremplaçables sur des aspects de la vie des femmes qui sont difficile à trouver autrement. Avec les procès, les rapports de coroners, et les documents privés, elles sont à la base de notre recherche.

Est-ce qu’il y a un objet ou une histoire spécifique que vous avez trouvés particulièrement marquants? Ou difficiles à raconter ?

    Plusieurs histoires liées aux poches sont très touchantes. Les poches représentent un espace intime pour leurs propriétaires. En tant qu’historiens, nous examinons certains aspects de la vie personnelle des gens qui n’étaient jamais censé être dévoilés. Nous trouvons parfois des poches qui ont échoué dans leur devoir de protéger les biens ou les secrets des femmes – quand elles ont été volées, vidées, ou perdues. Donc toute histoire que nous racontons est en sorte un récit qui n’était pas censé être partagé. C’est une responsabilité intimidante en tant qu’historienne d’écrire ces histoires en respectant toutefois les femmes qui possédaient ces objets. Il a été particulièrement difficile de raconter certaines histoires, telles que celles de Catherine Eddowes ou d’Annie Chapman qui étaient deux femmes pauvres qui ont été tuées dans l’affaire connue comme les meurtres de Jack l’éventreur, en 1888. Elles étaient des femmes honnêtes, en difficulté, pas des prostituées comme elles sont souvent décrites. Il est possible de voir, dans le piètre fouillis de leurs poches, à quel point leurs vies étaient difficiles et les efforts qu’elles ont faits pour maintenir un certain contrôle sur leurs circonstances défavorables. Il était important pour nous de présenter ces femmes comme étant résilientes, avec un certain pouvoir, et pas seulement en tant que victimes d’un meurtrier cruel dont le nom est bien connu, tandis que leurs noms à elles ont été complètement oubliés. Leurs poches représentent cette résilience et cette indépendance.

Vous discutez des poches comme étant des espaces très personnels et individuels, mais aussi en tant qu’espaces de partage et de protection entre femmes. Est-ce que ces objets étaient vus avec méfiance parce qu’ils étaient cachés, et souvent liés si intimement à la vie personnelle des femmes (d’un point de vue matériel et symbolique) ?

    Tout à fait. Il y avait quelque chose de mystérieux et presque inquiétant dans ces objets. Il existe tout un discours – surtout par les hommes – sur le contenu vaste et insondable des poches féminines. Le potentiel des poches et leur placement – elles étaient cachées, difficiles à accéder et à contrôler sauf pour leurs propriétaires – inquiétaient les hommes parce qu’elles échappaient à leur pouvoir. Les poches étaient des objets profondément féminins et elles représentaient un espace féminin partagé : certains objets circulaient entre différentes poches, et les poches elles-mêmes étaient aussi échangées entre femmes.

Quels sont les défis dans l’étude de poches dont les propriétaires et fabricants originaux sont inconnus ?

    Une partie du problème avec les objets de musée c’est que dans plusieurs cas ils n’ont pas de provenance connue. Cela peut, bien sûr, représenter une contrainte sur ce qu’on peut dire à leur sujet, mais si nous examinons ces objets comme preuves matérielles en soi, nous pouvons obtenir beaucoup d’information à partir du caractère matériel des objets eux-mêmes : comment ils ont été fabriqués, comment ils ont été réparés, renforcés… Ces preuves ne devraient pas être mises de côté simplement parce qu’elles ne peuvent être liées à un individu connu.

Qu’est-ce que cette recherche a apporté au domaine de l’anthropologie et l’histoire du vêtement, du corps et de la société ?

    Nous espérons contribuer à une interprétation de l’histoire du vêtement qui va au-delà de la simple question de la mode et des tendances. La pratique vestimentaire est différente de la mode. Trop souvent, l’étude du vêtement est limitée à la question de la mode, ce qui le disqualifie en tant que sujet de recherche légitime pour les historiens traditionnels. Nous espérons démontrer que le vêtement – soit à la mode ou non – est un sujet social, économique et anthropologique complexe qui est faussement considéré superficiel et banal.

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