Manuel CHARPY est historien, chargé de recherche au CNRS (IRHiS – Université de Lille), fondateur et secrétaire de rédaction avec Patrice Verdière de la revue Modes pratiques. Revue d’histoire du vêtement et de la mode.
Il revient d’un séjour de recherche de 15 jours en République du Congo dans le cadre de son travail sur les pratiques vestimentaires des Sapeurs. Il fait ici un retour sur son séjour.
[Propos recueillis par Alexia Fontaine]
Manuel, peux-tu nous dire ce qui t’a amené à travailler sur les Sapeurs ?
J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet lorsque je suis venu habiter à Paris au milieu des années 1990 et que j’ai découvert les pratiques vestimentaires des Sapeurs – membre de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes – qui débouchent sur des dépenses monstres pour l’achat de vêtements. J’ai cherché à comprendre ce phénomène et je suis tombé sur le formidable livre de Justin Gandoulou, Entre Paris et Bacongo (1984). L’auteur est un sociologue et livre une sorte de photographie instantanée des Sapeurs – on est alors au début des travaux sur les subcultures – tout en évoquant très rapidement une histoire longue de ces pratiques.
Je suis revenu sur le sujet au début des années 2000 en faisant une campagne de photographie de Sapeurs à Paris.
En parallèle, je me suis demandé ce qu’on pouvait trouver comme images anciennes… et à ma surprise, elles étaient par centaines, les premières des années 1880-1890, et se trouvaient assez facilement sur des sites de vente en ligne. Il s’agissait surtout de cartes postales et de photographie prises par des colons. J’ai également trouvé des documents graphiques telles publicités, des affiches, ou des photographies prises pour des boutiques de mode à Brazzaville, sur la côte du Loango ou à Léopoldville (Kinshasa).
Je me suis aussi rendu aux Archives nationales, dans les archives du ministère des Colonies, d’abord, où il y a quantité de documents sur les échanges économiques avec le Congo dans les années 1830-1840. Par la suite, j’ai trouvé d’autres fonds sur le sujet. Puis je suis allé aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence et là encore il y a quantité d’archives, notamment des rapports de police.
Par exemple, il y a un énorme dossier sur André Grenard Matsoua [1899-1942] qui est une figure politique subversive du Congo, de l’A.É.F. qui inquiétait les autorités coloniales. Il est venu dans les années 1920 à Paris et s’est installé avec une ouvrière en fourrure dans le quartier du Sentier, qui est déjà un quartier de confectionneurs. Il y avait déjà une connexion très forte avec la mode. À cette époque, la police mène une enquête de voisinage, on saisit son courrier, et on visite son appartement. Il y a donc une description très précise de son logement et de ses biens… J’ai enfin mené des entretiens avec les Sapeurs parisiens – mais aussi quelques confectionneurs-exportateurs.
Bref, il y avait de nombreuses ressources sur le sujet mais qu’il fallait les compléter avec la consultation d’archives en République du Congo et des entretiens.
Comment as-tu préparé ton terrain au Congo ? Qu’as-tu trouvé sur place ?
J’ai commencé par travailler sur les Archives nationales. Elles sont conservées dans un ancien bâtiment colonial qui a accueilli le discours de Charles De Gaulle à Brazzaville en 1944. Je suis tombé à un moment particulier car ce bâtiment s’est effondré au printemps 2018, du fait du manque d’entretien. Les fondations ont été sapées par l’écoulement des eaux lors des saisons des pluies. J’étais inquiet mais cela s’est révélé positif car les archivistes sur place font un travail exceptionnel pour sauvegarder les archives malgré un État déliquescent. J’ai donc eu accès à peu près à tout ce que je voulais.
Il faut savoir également que la France est partie avec toutes les archives produites par les institutions coloniales. Mais l’avantage, c’est qu’à l’époque, dans la culture archivistique, seules les archives jugées importantes ont été emportées.
Il reste donc sur place énormément d’archives sur la période coloniale qui concernent les affaires courantes d’ordre social, politique et économique : les tribunaux indigènes, la gestion des écoles (figure 2 : Cours modèle diffusé auprès des instituteurs indigènes, années 1920. Archives nationales de la République du Congo © Manuel Charpy), les questions d’approvisionnement, l’activité des douanes, les rapports sur les « élites » indigènes, le recrutement et le renvoi des fonctionnaires, etc. C’est donc la matière d’une histoire sociale fine grâce à laquelle on apprend quel uniforme portaient les enfants à l’école, l’apparence des travailleurs, les attitudes jugées arrogantes ou au contraire attendues de la part des « indigènes »…
Je voulais aussi voir les archives des chambres de commerce pour documenter les importations de vêtements, fripes comme vêtements confectionnés. Mais à Brazzaville la totalité des documents a été brûlée en 1997 lors de la guerre civile – il y a sans doute des choses plus anciennes à Pointe-Noire, mais je n’y suis pas encore allé.
Le dernier lieu qui a été pour moi une source d’informations importante, ce sont les Archives municipales de Brazzaville. La situation là-bas est très difficile, et encore une fois les archivistes sont héroïques malgré les salaires impayés, les locaux non entretenus… On peut le souligner dans le débat actuel sur les restitutions : si l’État est déficient, les gens prennent grand soin de leurs archives. Brazzaville était la capitale de l’Afrique équatoriale française, donc les documents sont à la fois à des archives d’État et des archives locales.
Le classement est méticuleux ou aléatoire, avec des séries de vrac qui sont riches de renseignements. Par exemple en 1959, à la suite d’un essai d’union des pays africains, il y a eu des émeutes et des incendies dans les quartiers populaires de Brazzaville. La France espérant garder la main propose d’indemniser les habitants et demande donc à tous les sinistrés de déclarer leurs biens détruits, et de fournir des preuves et des justificatifs. Il y a donc un inventaire d’environ 300 maisons à Brazzaville, et presque tous déclarent essentiellement des vêtements (figure 3 : Liste des biens perdus. Dossier d’indemnisation des victimes de pillages et d’incendies lors des émeutes de 1959 à Brazzaville. Archives municipales de Brazzaville © Manuel Charpy). Cela permet de se rendre contre de la place de la « vêture » dans la société, mais aussi de la culture fine qu’ils en ont puisque les gens décrivent précisément les tissus et les coupes qui composaient leurs habits : tel costume est en Tergal mélangé à de la laine, un autre est à pochette, etc. On sait parfois où ces vêtements ont été achetés, le prix qu’ils ont coûté…
Qu’en est-il des entretiens ? Comment as-tu choisi d’interroger telle ou telle personne ?
J’avais commencé à mener des entretiens à Paris et c’était très facile. Les Sapeurs sont accessibles, ils ont un goût de la parole, de la discussion, de l’analyse, et ont un discours sur leurs pratiques – au demeurant comme tout le monde, j’avais en tête les enquêtes de Michel De Certeau… J’avais rencontré Le Bachelor – Jocelyn Armel de son nom de naissance –, le propriétaire de la seule boutique tenue par un immigré congolais qui vend des vêtements pour les Sapeurs – sinon ils préfèrent les boutiques des marques de prêt-à-porter de luxe connues et reconnues. J’ai commencé par l’interroger, puis de proche en proche, mon réseau s’est constitué. Ce sont simplement des gens que j’ai rencontrés et qui voulaient bien répondre à mes questions.
Je me suis tout de même concentré sur les personnes les plus âgées et je suppose que d’être historien, familier des archives m’y a poussé. J’avais à la fois l’objectif d’une sauvegarde de la mémoire et d’un travail sur ce que ces personnes avaient sauvegardé elles-mêmes puisque je demandais toujours à consulter leurs archives personnelles.
J’ai fait la même chose au Congo en partant de mes réseaux de connaissances, souvent en prenant rendez-vous par Facebook que les Sapeurs utilisent beaucoup, y compris pour les plus âgés. J’ai visé ceux qui ont une mémoire longue du phénomène. C’est ainsi que j’ai rencontré Lamam – contraction de La Maman car il avait un restaurant qui nourrissait tout le monde. Il a 85 ans. Il était le « boy » du juge d’instruction, français, de Brazzaville durant la période coloniale. Lors de l’indépendance, il avait déjà 27 ans. Il a donc vécu tout ce que j’ai lu aux Archives. Il y a quelques années, il est venu à Paris. Il habite maintenant dans un quartier populaire de Brazzaville qui s’appelle Château-d’Eau… Lui aussi s’est rendu beaucoup chez les photographes en studio et s’est fait photographié par les photographes ambulants et il a composé et conservé des albums depuis les années 1970.
Un autre s’appelle Séverin Muyengo, dit le Salopard, un grade honorifique chez les sapeurs. Il habite un autre quartier populaire de la ville, périurbain appelé Madibou. Il a classé ses archives personnelles et il est en train d’écrire ses mémoires. Il est très précis sur l’histoire de l’indépendance, et il a connu les mouvements de jeunesse – les JMNR – type Garde rouge révolutionnaire culturelle des années 1960, qui réprimaient les Sapeurs. Derrière sa maison, il y a un grand trou. C’est l’endroit où il a enterré ses archives mais aussi tous ses vêtements pendant la guerre civile en 1997. Pendant les offensives, les quartiers populaires ont été évacués. On a annoncé aux habitants qu’ils étaient évacués pour trois jours.
Pas question pour lui de laisser ses 300 chapeaux, ses 300 costumes, ses 300 paires de chaussures à la merci des pillards. Il a tout enterré… mais il n’est revenu qu’un an et demi après… Tout avait été détruit par l’humidité et les insectes. Pour lui, c’est une sorte de tombeau… (figure 5 : Séverin Mouyengo devant le fossé où étaient enterrés ses vêtements pendant la guerre civile de 1997. Quartier de Madibou, banlieue de Brazzaville, septembre 2018 © Manuel Charpy). Bien sûr, il s’est depuis reconstitué une garde-robe très qu’honorable (rires). Mais cet exemple est parlant pour comprendre que le vêtement est compris comme une archive : ces vêtements étaient sa vie.
Je n’avais pas mesuré par naïveté à quel point la guerre civile avait durement touché la mémoire des quartiers populaires de Brazzaville. La plupart des gens que j’ai rencontrés ont perdu leurs archives familiales, parfois des archives conservées depuis le début du siècle avec soin.
Était-ce la première fois que tu faisais des entretiens dans le cadre d’une recherche historique ?
Non. Mais ce qui était très intéressant pour moi ici, c’est que je m’efforce d’habitude de reconstruire de la vie à partir de traces inertes. Ici, il y avait une sorte de renversement : j’ai d’abord travaillé sur des archives contemporaines puis anciennes, et ensuite rencontré des personnes qui font la jonction entre tout ça (figure 6 : Laman, le « doyen de la SAPE » et Séverin Mouyengo. Parcelle de Lamam, quartier Château d’Eau, Brazzaville, septembre 2018 © Manuel Charpy).
Et puis c’est la première fois que j’allais au Congo. Je connais un peu certains pays d’Afrique de l’Ouest où j’avais travaillé sur des archives privées, notamment au Bénin, au Togo, au Niger et un peu au Nigéria. Cette fois, à Brazzaville, cela m’a semblé fluide, sans doute parce que j’avais travaillé au préalable sur la longue durée. Je vais y retourner pour faire d’autres entretiens et consulter d’autres archives privées. Je n’ai pas pu voir certaines personnes comme comme le vieux Niarcos, le plus vieux Sapeur, alors trop fatigué.
Comment comptes-tu partager tes recherches ?
Je projette d’écrire un livre dont j’ai commencé l’écriture dès le début de l’enquête. Ce sera un ouvrage illustré, mais je ne veux pas que ce soit un beau livre. Je voudrais que ce soit d’abord un livre de récits et d’analyses. En même temps, j’ai envie de partager les images que j’ai collectées. Je dois en avoir environ un millier (figure 7 : Photographie du « village chrétien » de Brazzaville le jour des mariages, années 1920. Archives municipales de Brazzaville © Archives municipales de Brazzaville).
C’est une réflexion que je mène en parallèle. Comment partager ces images et ces archives numérisées ? Comment les confronter, les comparer, les articuler ? Il faut réfléchir à ce qu’est un corpus d’images, comment on le met en forme, comment on le présente, etc. Je songe à publier en ligne, à un moment, une sorte de porte-folio.
J’ai aussi envie de valoriser l’enregistrement des entretiens. Pour une fois, j’avais du matériel. Pour les sapeurs, le vêtement est un prétexte à parler, à forger des néologismes, à commenter, à discourir. Par moment, je leur demandais de décrire ce qu’ils portaient, ce qu’ils me montraient, ce qui se trouvait devant eux. Le fait que ce soit eux qui disent et formulent, m’a permis de voir des choses que je ne pouvais pas voir par moi-même. Sans doute que je monterai un documentaire sonore. C’est très facile de faire quelque chose de séduisant avec des images sur ce sujet-là. Les images sont très pittoresques, drôles, intrigantes… Sexy en fait ! Ce n’est pas pour rien que la publicité a récemment exploité l’univers des Sapeurs. Ils en jouent, ils sont très conscients et à l’aise avec ça. Mon projet est de contourner ce jeu d’images, ou plutôt de le déconstruire, d’où l’importance du texte et de la parole. Je ne voudrais pas que les images fassent écran, alors que c’est une matière qui a besoin d’être décortiquée et confrontée. La publication récente du livre Sexe, race & colonies est l’exemple même d’un ouvrage dont le sujet ne se prête pas à un « beau livre ».
Alexia FONTAINE. Interview effectuée le 14 novembre 2018.
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